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Albert Boton

 

[Mai 2006]
“C’est quand même formidable d’avoir connu le plomb, la photo et l’informatique.”
Albert Boton
Propos recueillis par Jean-Christophe Loubet del Bayle


Kakeboton.com

Comment avez-vous trouvé votre voie ?

En réparant des fenêtres ! J’étais alors menuisier avec mon père. Il m’a appris quatre ans de bois. Je ne voulais pas rester menuisier et un jour, en réparant les fenêtres d’un studio de dessin, dans les années 1950, je me suis dit, bon dieu, mais c’est bien sûr : voilà ce que je vais faire. Et j’ai changé de métier. Mon père n’est pas tombé de haut parce que ça m’avait déjà pris. Je voulais être encadreur. Je voulais travailler le bois mais pas en tant que menuisier, plutôt en tant qu’artiste. Si ça se trouve j’aurai pu finir designer de meubles. Allez savoir ce que j’aurai pu faire. Ou décorateur.

(…) Mais ça m’a servi dans la lettre parce que ça m’a donné le sens du fini. Ce qui est formidable dans le bois, c’est qu’on finit bien sûr à l’œil, mais on finit à la main. Il y a une sensualité. De plus, cela donne le goût de ce qui est structuré, bien fait, bien ajusté. A affûter aussi ses outils comme je l’apprenais à mes élèves. Il faut des outils adéquats ; c’est important.

Justement, les outils ont bien changé ces dernières années…

FontographerEffectivement, les outils aujourd’hui ont pas mal évolué. Mais, quand vous avez une typo faite à la main, une calligraphie que vous voulez transformer en typo, vous avez un problème ; ce n’est pas l’ordinateur qui l’a fait le dessin. Rien ne remplace la plume. Ou un crayon.

(…) Voilà un caractère que j’ai dessiné à la plume. Que j’ai agrandi. Que j’ai dessiné sur une sorte de calque plastique lequel a été scanné. Et là on redessine ce qu’on a fait sur Polymat sur l’écran, sur le logiciel Fontographer. On n’est pas forcé de tout dessiner. On trace une virgule et un point et après, on obtient le point virgule. Tandis qu’avant il fallait tout dessiner. Les cent cinquante signes demandés étaient dessinés un par un. Autre avantage : la possibilité de programmer toutes les graisses. On dessine le plus maigre et le plus gras et le logiciel dessine les corps intermédiaires autant que vous voulez. Il suffit de doser le pourcentage. C’est d’une redoutable précision.

Naturellement, le logiciel ne fait pas tout. Il fait une grande partie du travail mais certaines lettres doivent être modifiées suivant qu’on est gras ou light.

FontographerEnfin, ce qui prend beaucoup de temps, plus que le dessin, c’est l’installation des blancs. L’espacement entre les lettres qui varient d’un couple de lettre à l’autre. Ce qu’on appelle les kerns, les approches de paires. Autrefois, le dessin était envoyé à la société qui éditait le caractère. Ce dessin était mis sur matrice par mes soins. Et après le dessinateur n’avait plus rien à dire. C’était eux qui géraient les approches. Et ce n’était pas toujours mon approche. L’avantage, c’est que j’y passe le temps que je veux. Eux devaient aller vite pour des raisons de rentabilité.

Et maintenant, il y a les Fontographer de luxe : Fontlab. C’est aujourd’hui le logiciel de référence, même s’il faut sa casquette de commandant de bord pour l’utiliser ! Je n’ai pas encore abordé ce truc là. C’est grâce à Jean-François Porchez que j’ai pu travailler sur Fontographer et réaliser tous mes boulots. Je n’allais pas encore l’embêter sur Fontlab. Il faut vraiment l’apprentissage in situ.

C’est quand même formidable d’avoir connu le plomb, la photo et l’informatique.

Mettre au point un caractère, ce n’est pas trop fastidieux ?

Si bien sûr. C’est pour cela qu’il m’arrive souvent de travailler sur deux caractères en même temps.

On est toujours nostalgique de la typo à l’ancienne mais finalement, l’informatique a beaucoup apporté ?

Enormément. A condition toutefois de le sentir. Et de le savoir. L’ordinateur est un outil absolument fabuleux mais… il faut savoir. Il faut avoir de la culture sur ce qu’on fait. Et de la créativité. Mais l’outil est magnifique.

Typo BotonLe temps de développement d’un caractère s’est aussi significativement raccourci. Avant dessiner un caractère me prenait trois ans. Maintenant, en prenant son temps, on peut mettre six mois. Avec toujours cette possibilité de vérifier ce qu’on fait. Avant que le caractère ne soit transformé en fonte par le logiciel, ça ne reste que des dessins. Même s’il n’existe qu’en tant que dessin dans Fontographer, vous avez donc la possibilité de composer avec : voir le gris, commander le corps, observer comment il se tient, le comparer à d’autres caractères ; en résumé, on fait de la composition avant la composition. Quand je dessine une lettre, pour la mettre en test, je prends souvent une mise en page existante (naturellement, il faut que l’esprit s’y prête) et je mets ma typo à la place.

Il faut également tester pour les langues étrangères. Chaque langue produit son propre gris. Certains caractères se prêtent d’avantage à certaines langues à cause de ses répétitions : l’italien avec ses des ‘g’. Si on ne fait pas attention, on les voit gros comme une maison sur la page ces deux ‘g’. C’est pour cela qu’il est intéressant de composer dans des langues étrangères : pour voir ces petites chausse-trappes.

La technique n’est cependant rien sans savoir-faire...

C’est évident. Il faut pratiquer en effet. Beaucoup. Quand vous avez beaucoup de discipline dans un projet, vous sentez beaucoup mieux les choses que quand on vous laisse totalement libre. C’est à vous de créer vos contraintes. Ce n’est pas facile. Cela passe par l’apprentissage et la connaissance.

Et puis il faut se rappeler une règle de base : en matière d’alphabet, c’est le blanc qui fait le noir ! J’ai toujours aimé les fonds noirs, parce qu’en fait, cela fait ressortir le dessin.

Comment s’apprend la typographie ?

Albert Boton DesignLes cours que je donnais [NDLR : Albert fut professeur de dessin de lettre à l’ENSAD] étaient des cours sur la table, pas des cours magistraux, des discussions à bâtons rompus. Je les faisais beaucoup travailler. Je leur disais : ‘la sensibilité ne s’exprimera que lorsque vous saurez faire des ronds parfaits ou des droites parfaites et que vous saurez les étaler dans un rythme rigoureux. (…) De là on va pouvoir faire des obliques, des majuscules, on va pouvoir faire des ‘S’, des ‘C’. Les bases c’est la verticalité d’un I et le cercle parfait d’un O. ’

Il fallait apprendre à gérer non seulement le trait mais aussi sa sensibilité dans sa progression. On commençait par installer l’empattement, toujours avec la plume légère, et on descendait en appuyant. On est toujours ‘pleins/déliés’, ‘pleins/déliés’, instinctivement. Il s’agissait de redécouvrir l’écriture, l’écriture à la plume. »

A mes étudiants de troisième année, je leur faisais également faire du dessin de lettre en commençant par des exercices d’optique pour prendre conscience des déformations et dont il faut tenir compte donc à savoir des carrés pas carrés, des ronds un peu aplatis. En traitant ces problèmes, on abordait des problèmes typographiques purs. C’est là qu’ils s’apercevaient que ce n’était pas si facile.

La typographie est donc un art difficile ?

Plutôt oui. Ca demande trop de temps. Il faut être un peu cinglé pour faire ce métier. J’ai délaissé femmes et enfants. Quand on est lié à son art, c’est comme un sacerdoce. Comme un curé. La typo s’était ma religion.

J’ai eu pour la lettre cette passion. Il y a des fous de Dieu, moi je suis un fou de la lettre, un fou du signe. Je suis toujours à l’affût de formes que je puisse faire évoluer. Je suis vraiment fou de lettre.

Ce qui est intéressant avec la typo c’est de pouvoir lire les imprimés avec un autre regard…

Saisir les nuances. Ce qui est intéressant c’est d’étudier ce gris, cette sensation que dégage une typo quand on la regarde, qui une chose ineffable. L’une est plus avenante, l’autre un peu plus pure, l’autre plus lisible. Chacune dégage un parfum, comme un parfum de fleur, ou comme une couleur, qui irrite la rétine ou l’adoucit.

Et vos typos... ?

Elles dégagent le même esprit. On a beau changé les formes, on dessine les mêmes lettres.

Y a-t-il des caractères plus difficiles à utiliser que d’autres ? Le Bodoni par exemple ?

C’est le cas de tous les caractères. N’importe quel caractère mal mis en place devient laid. Que ce soit du Times ou un autre beau caractère de la Renaissance, un Plantin. Une mauvaise mise en page détruit n’importe quoi.

Caractères d'Albert BotonComment nait un caractère ?

Il y a deux possibilités. Soit je les fais pour moi-même et après je les propose. Soit je réponds aux besoins d’un client. Sur une nappe de restaurant, en discutant avec lui. Je prends ce schéma, j’en fais une photocopie, je l’agrandis et là-dessus je travaille. Ce n’est pas formel. Je suis constamment à la recherche de signes. Et puis, d’un seul coup, j’ai un éclair, une chose se précise dans ma tête et je dessine.

Il m’est aussi arrivé de dessiner un logo et d’en faire un caractère.

Et comment le baptise-t-on ?

Il y a des climats. C’est parfois très subjectif. Sentir pourquoi précisément, je lui donne un nom qui lui correspond.

Qu’est-ce qu’un bon client ?

Dans le meilleur des cas, on tombe sur quelqu’un qui a une bonne sensibilité typographique. C’est très rare. Et dans le moins meilleur des cas, on tombe sur quelqu’un qui ne comprends pas grand chose, qui n’a pas de culture visuelle. En plus, en général, il ne fait pas confiance. C’est surtout là le problème car on ne peut pas demander à quelqu’un d’avoir une culture visuelle et une culture typographique encore moins. Mais au moins, si je m’adresse à mon plombier, je ne vais pas lui expliquer comment descendre ses tuyaux en cuivre ou faire son raccord ; c’est son boulot, je lui fais confiance. ‘Montrez-moi, je n’aime pas beaucoup ça’ et ‘Qu’est-ce que vous aimez ?’ ‘J’en sais rien’. Enfin c’est l’horreur. Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent et ils ne font pas confiance. C’est très difficile. Si on n’a pas la possibilité de sortir avec le client, le connaître un peu, discuter autour d’un repas, d’un café, parler de ses hobbies, de ce qu’il fait dans sa société voire aller chez lui comment il est installé, ce qu’il a au mur, pour deviner ses goûts esthétiques. Cela vous donne de petites références qui aident à se faire une idée de la personnalité de cette personne qui vous demande de créer son image, celle de son entreprise.

L’agence ne constitue pas un filtre également entre le créateur et le client ?

Autrefois, on avait comme filtre le commercial qui allait chez le client mais qui ne sentait pas grand chose. Ce n’était pas son métier. On faisait ce qu’on pouvait avec son brief alors qu’il aurait été si facile que j’aille avec le commercial pour faire parler à ma façon le client pour sentir le projet.

Il m’est arrivé de créer au fur et à mesure, mais là, c’était de la haute voltige. A la réflexion, je m’apercevais que ce que j’avais fait en premier jet, à l’instinct, était la bonne proposition.

ITC ErasComment distribuez-vous vos fontes ?

Je les donne à des sociétés, sans privilégier vraiment un éditeur. Eras est chez ITC, d’autres sont chez Agfa Monotype, d’autres chez Fontfont. Je n’ai jamais voulu exploiter mes créations moi-même. Ce n’est pas mon boulot. Jean-François Porchez pour qui j’ai beaucoup d’estime le fait avec talent en plus de représenter la typographie en France avec l’AtypI et qui m’a fait connaître FontFont.

Comment promeuvent-elles vos fontes ?

Avant les sociétés de composition faisaient des catalogues. Les graphistes, dès qu’ils avaient une minute, ouvraient le catalogue et regardaient, analysaient les choses, photographiaient les caractères. Si bien que quand ils avaient un problème à résoudre, ils savaient où chercher. Aujourd’hui, il n’y a plus de vrais catalogues qui présentent les caractères dans tous les corps : en grand et en petit. Les catalogues Berthold étaient des merveilles. Dans les catalogues modernes, un caractère est présenté sous la simple forme d’une ligne. Il faut vraiment être du métier pour trouver son bonheur. Or c’est sacrément important de trouver le bon caractère dans le travail d’un graphiste. Aujourd’hui, ce n’est évident nulle part.

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