Planète typographie
Albert Boton

 

[Août 2006]
“Comprendre comment fonctionne une police de caractères numérique et ses spécifications est aussi important que comprendre les règles du dessin de lettres.”
Jeremy Tankard

Jeremy Tankard
Typography.net

Vous avez fait vos etudes au Royal College of Art. Qu’est-ce qui vous a décidé à la fin de vous spécialiser en dessin de caractères ?

FF DisturbanceJ’ai commence à m’intéresser aux caractères en general pendant mes etudes au RCA. J’ai passé beaucoup de temps dans la salle consacrée à la typographie. Pour ma thèse, j’ai dessiné le caractère Disturbance (plus tard commercialement distribué sous le non de FF Disturbance en 1993). Je l’ai appelé ainsi car mes directeurs de thèse me disait que “je ne pouvais pas faire cela à un alphabet ; c’était trop perturbant (disturbing en anglais)”. Au cours de ma deuxième et dernière année au RCA je me suis intéressé de manière plus approfondie aux lettres et j’ai créé deux autres caractères. Les premières ébauches du Bliss ont été créées à ce moment là.

Mon diplôme en poche, j’ai décroché un poste chez Addison Design Consultants en design institutionnel. Mon premier client a été la Sabena, la (défunte) compagnie aérienne belge. Addison a fait faillite en 1994 et j’ai alors travaillé chez Wolff Olins où je suis resté 4 ans (duquel il faut décompter 6 mois de voyage en Australie). Au cours de ces 6 ans de salariat, j’ai développé sur mon temps libre le Bliss et quelques autres (Blue Island, The Shire Types, Alchemy). Quand je suis rentré d’Australie, je savais que je voulais devenir indépendant et développer ma propre activité. Quelques mois après, j’ai donc démissionné et créé Jeremy Tankard Typography pour me consacrer à la creation de mes propres caractères.

Est-ce que la dimension technique de votre travail (un caractère est une œuvre d’art… mais aussi un logiciel) constitue pour vous une chose importante ? Vous la considérez comme une contrainte ou comme une opportunité ?

Les caractères aujourd’hui n’existeraient pas sans la technologie - les uns ne vont pas sans l’autre. Comprendre comment fonctionne une police de caractères numérique et ses spécifications est aussi important que comprendre les règles du dessin des lettres et comment elles fonctionnent dans les différentes langues. Je considère la conception d’un caractère comme le développement d’un produit (et non pas tant que cela en tant que création d’œuvre d’art). Avec le temps, ce travail peut être vu de plus en plus comme du développement de logiciel - certains le voient déjà comme çà (cf. Letterror aux Pays-Bas).

OpenTypeJe vois plus la technologie comme un challenge que comme une contrainte. J’aime beaucoup developer des caractères OpenType qui implique une part significative de code afin de faire fonctionner la police de caractères.

Le dessin de caractères n’a pas tellement changé au cours des ans. Les mêmes problèmes qu’il y a cent ans voire plus se posent aujourd’hui au dessinateur. Mais alors que la technologie progresse, il y a juste plus de questions à régler, parfois de nature différentes des problèmes d’antant. Les effets d’optiques sont toujours là ; même chose pour les questions de dépassement, d’espacement, d’équilibre ou de rythme… mais maintenant nous avons aussi Windows OS, Mac OS, Postscript, TrueType, sorties en basse résolution, rendu ClearType ou Quartz, Unicode, OpenType et les jeux étendus de caractères, etc., etc.

Préférez vous dessiner un caractère de commande pour un client institutionnel ou un autre largement commercialisé directement par vous ou via une fonderie ?

Je dessine généralement pour ma propre fonderie. Quelquefois, des gens me contactent pour me demander si je peux accepter des commandes (logos ou caractères). Selon la nature du boulot et ma charge de travail, j’accepte ou non le projet. Je travaillerai seulement sur de nouveaux dessins ou des dessins qui pourront compléter ma collection.

Christchurch Art GalleryQuelquefois, les commandes sont très contraignantes (je peux ne pas accepter ces travaux). Quelquefois, elles sont très ouvertes; ils attendent de moi une création originale et non un retravail de leurs attentes. Le boulot pour la Christchurch Art Gallery était ainsi parfait don’t le résultat a donné l’Aspect. Ils voulaient initialement un caractère de base. J’ai proposé de la transformer en un caractère très ligaturé : ils ont eu beaucoup plus que ce qu’ils avaient demandé. Le résultat est que l’image visuelle de la galerie d’art est désormais intrinsèquement lié au dessin du caractère (voir Footnote 02).

Arjowiggins InuitLe récent caractère Arjowiggins Inuit (voir article) était un projet plus restrictif. Je voulais pouvoir y ajouter les caractères d’Europe centrale et des variantes de graisses, mais la personne en charge du projet était en vacances à ce moment là !!! Une véritable douleur car le caractère final aurait pu être encore plus que ce qu’il est aujourd’hui.

Vous semblez aimer dessiner des caractères “perturbants”. Pourquoi ?

Je suppose que vous voulez parler des caractères Disturbance, Blue Island, peut-être Alchemy, et peut-être encore The Shire Types et Aspect. Ces caractères correspondent à des idées visuelles spécifiques. Alors que Bliss, Enigma, Shaker, Wayfarer, Kingfisher, (Corbel pour Microsoft) sont des caractères de texte. Je suis inspiré par tous les types de caractères et de letters. Quelquefois je dessine un caractère de titrage, d’autres fois un caractère de labeur. Cela dépend. Les caractères sont tellement différents.

Vous avez publié un “Petit livre de caractères”. Considerez-vous la création de spécimens de caractère comme une composante du travail de dessinateur de caractères ?

A small book of typefacesOui. Ils peut être en PDF ou imprimé, mais un spécimen doit être réalisé. Encore plus aujourd’hui avec des polices de caractères qui proposent tant de variantes (certainement en OpenType) et de fonctions. Il est essentiel qu’une personne qui achète/utilise le caractère comprenne ce qui peut être fait avec. Je fournis également un guide d’utilisation en PDF avec chaque police de caractère. Il décrit comment accéder à certaines fonctions particulières de la police.

Je suppose qu’un departement marketing pourrait le fait, mais je suis à mon compte et je ne vois pas de raison de ne pas le faire. Je comprends le caractère et je l’ai dessiné ; c’est donc assez logique que je dessine son spécimen.

Sur votre site, vos caractères sont… animés ? Une raison à cela ?

Non, juste un peu de mouvement visuel. Je me rappelle d’un webdesigner me disant que mon utilisation de Flash était un peu pauvre. Ce qui m’a fait bien rire car mon propos est de montrer le caractère, pas l’application ! Je n’ai pas beaucoup de temps pour les logos animés et sites surchargés de Flash.

Sur le web (Google pour ne pas le citer), vous êtes connu comme “Jeremy Tankard Typography”. Mais il semblerait qu’il existe aussi un “Jeremy Tankard Illustration”. Vous vous connaissez ?

Oui, nous nous sommes rencontrés en et hors ligne. Il m’avait écrit quand il a enregistré le nom de domaine www.jeremytankard.com (il y a un lien vers mon site sur son site). C’était bizarre et j’ai pensé enregistrer le domain mais j’ai décidé que c’était de la paranoia - quand s’arrêter ? - il y a tant de domaines aujourd’hui…

Articles associés: portrait du caractère AW Inuit (Août 2006). Voir également (lien externe) l’article de Jack Yan sur les travaux de Jeremy et celui-ci sur son Small book of typefaces + un article sur l'histoire de ce projet typographique avec Arjo-Wiggins (Mai 2007).