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Jack Yan

 

[Août 2000]
Plus les gens prendront conscience de l’importance de la typographie pour conférer une identité graphique à leur entreprise, plus les créateurs de caractères auront du travail.”
Jack Yan


Jack Yan
& Associates

Pouvez-vous nous en dire plus sur qui vous êtes et votre parcours professionnel ?

Bien sûr. Je suis né à Hong Kong mais ai émigré très jeune avec mes parents en Nouvelle-Zélande. J’ai fait mes études dans ce pays mais la plupart des gens sont toujours surpris d’apprendre que je n’ai jamais étudié le design. Après le Scots College, j’ai en effet étudié le Droit et la gestion à la Victoria University où j’ai décroché trois diplômes.

Mais j’ai toujours aimé les caractères typographiques, même quand j’étais jeune. Ainsi à cinq ans, j’étais fasciné par l’écriture, adolescent, j’étais très favorablement impressionné par les linéales suisses. J’étais toujours étudiant lorsque j’ai lancé en 1987 ma société, Jack Yan & Associates (JY&A). Je n’avais en effet aucune envie de distribuer des journaux ou travailler dans un McDo. Il me semblait préférable de lancer ma propre entreprise.

A la tête d’une société en forte croissance, j’ai réalisé des travaux graphiques pour de nombreuses organisations, de l’UNICEF à Knight-Ridder en passant par la Compagnie d’Electricité de Nouvelle-Zélande ou encore la Commission Hillary (un organisme d’activités sociales et sportives néo-zélandais).

Plus récemment, mon travail m’a ammené à travailler sur le net : j’ai dessiné la version digitale du magazine CAP en 1994 et ai lancé en 1997 Lucire, un des magazines en ligne de mode les plus connus.

Le Yan Series 333 est-il votre première police de caractères commerciale ?

La réponse est oui. Dans mes jeunes années, j’ai fait de la calligraphie et le Yan Series est la transposition numérique de mon écriture manuscrite. C’est la raison pour laquelle ce caractère comporte des imperfections que j’ai décidé de conserver dans la version définitive. Le ’f’, ’ff’, ’fi’, ’fffi’ et ’ffl’ ont des jambages très différents par exemple. Par voie de conséquence, il conserve cet aspect manuscrit tout en restant très lisible une fois imprimé. Il est en train de devenir très populaire et a été adopté par de nombreuses agences de webdesign.

J’ai travaillé sur le Yan Series à partir de 1987 mais ne l’ai digitalisé qu’en 1993. Nous l’avons commercialisé en 1994 avec le soutien de Precision Type. Il n’a jamais eu vocation à être un caractère de titrage : les taluts sont plutôt petits mais je l’utilise pour écrire de manière très condensée. C’est une reproduction fidèle de mon écriture. Peut-être dan soixante-dix ans, quelqu’un le reprendra et l’arrangera, comme on l’a fait avec l’écriture de Frank Lloyd Wright. Je pense que ce serait plus intéressant comme projet, si on me le demandait.

Le JY Ætna est une relecture du caractère utilisé par Alde Manuce pour le De Ætna du Cardinal Bembo. Quel est le défi pour un créateur contemporain de recréer un des plus fameux caractères de l’histoire de l’imprimerie ?

Trouver des sources d’époque ! Je ne pouvais me permettre d’aller en Italie et devait donc me contenter de reproductions. Quoiqu’il en soit, cela a été suffisant pour mes besoins. Comme le Yan 333, je voulais conserver les imperfections : pas jusqu’aux extrêmes de l’HTF Historical Allsorts de Heofler, mais assez pour rappeler la typographie à chaud sur une image à 2400 dpi. Je n’avais pas besoin de perfection, ni n’ai vu l’Ætna comme un substitut aux travaux de Griffo (le graveur de caractère d’Alde Manuce) ou de Monotype (qui a sorti dans les années 1930 sa propre interprétation du caractère de Griffo, le Bembo).

Le second défi a été de compléter le caractère par des signes qui n’existaient pas dans la police d’origine. Je pouvais m’inspirer du Bembo, j’aurais été fou de l’ignorer. Mais je voulais les redessiner dans l’esprit de l’original : Bembo a été créé pour la typographie métallique ; j’avais la liberté que confère la numérisation. Cela m’a donné la possibilité de retravailler les chiffres, par exemple, en les redessinant comme Griffo aurait pu les graver et les digitaliser.

J’ai également essayé d’innover en introduisant des imperfections sans les rendre trop évidentes. Je pense que j’ai réussi quand j’ai vu l’Ætna imprimé pour la première fois.
J’ai été flatté de voir l’ITC Caslon en 1998 qui a été créé dans le même esprit que l’Ætna. Comme ce dernier, il conserve certaines des imperfections du modèle. Ce n’est pas du goût de tout le monde mais j’apprécie la théorie qui soustend la relecture d’un caractère.

Troisième défi, le caractère original ne possédait pas d’italique. Je l’ai dessiné indépendemment, en m’inspirant des gravures de Monotype et de Linotype, sans jamais les copier. J’ai pris en considération des graisses et des proportions différentes. Je l’ai donc dessiné sans référence aux versions antérieures, pour éviter l’accusation de plagiat. Je connais la relecture du Bodoni de Zuzana Licko, le Filosofia, qui est une relecture moderne dessiné sans copier l’original ; l’italique de l’Ætna relève de la même démarche. Le Filosofia est à la fois très différent mais encore très proche du Bodoni ; je pense que l’Ætna Italic possède des similarités avec le Bembo Italic mais possède sa propre saveur.

Stanley Morison et la société Monotype ont produit leur propre version de ce caractère, le Bembo. Quelles sont les principales différences entre le Bembo et le JY Ætna ?

Leur version était parfaite et vous pouvez le constater dans la version digitalisée, basée (je crois) sur le dessin original en corps 10. Il ne faut pas nier qu’il est très beau. Le mien est consciemment imparfait. Pas seulement parce que les exemples originaux à partir desquels j’ai travaillé était en corps 14 et que par voie de conséquence, l’Ætna a un meilleur rendu dans ce corps. Mais, les jambages inférieurs et supérieurs sont plus grands, plus contrastés, le caractère est plus étroit et son oil plus petit. Finalement, Monotype modifia son caractère en reprenant des excentricités  et des proportions qui se rapprochaient des standards de la typographie des siècles précédents. J’ai au contraire essayé de coller au plus près de ce que je voyais dans les spécimens. Regardez attentivement le ’n’ et le ’r’ : dans le Bembo, ces lettres possèdent des courbes élégantes et subtiles. Mes courbes ne sont pas subtiles du tout : elles sont plus symétriques, mais c’est ce que j’ai vu dans les impressions de Manuce et c’est ce que j’ai dessiné.

Une de mes relectures préférées est toujours le Bembo que Linotype produisit pour la vieille Linotrons. J’ai utilisé récemment son plus proche cousin, l’Aldine 401 de Bitstream, pour un projet de livre. Je l’ai combiné avec l’Ætna et le résultat s’est révélé probant. J’ai modifié grandement le caractère de Bitstream, quoiqu’il en soit, en incorporant des chiffres elzéviriens basés sur ceux de l’Ætna et ajouté également des ligatures pour les doubles ’f’. J’ai préféré l’Aldine 401 de Bitstream au Bembo de Monotype à cause de son ’R’ court ; le dessin de Monotype possède en effet un long ’R’ qui rend difficile la composition régulière de textes longs. 

Quel est votre dernier projet ?

Mon dernier projet ? Je suis en train de travailler sur une magnifique famille de linéales avec un designer d’Europe du Sud. Elle devrait voir le jour dans quelques mois. Ma dernière création est le JY Décennie Titling Italic. J’avais dessiné le Décennie Titling sans italique en 1997. En fait, Décennie Titling  a été principalement dessiné à partir de l’écran plus que de dessins papier. Quoiqu’il en soit, je me suis rendu compte que j’utilisais peu mon propre caractère parce que je n’avais pas d’italique - et j’ai supposé que mes clients partageaient cette attitude.

J’ai donc décidé au début de l’année 2000 de travailler sur ce projet. Je préparais des articles pour la revue australienne Desktop sur les logiciels FontLab 3.0 pour Mac et Fontographer 4.1 pour Windows. J’ai décidé d’écrire un unique article en soumettant les deux logiciels à un travail concret de création de caractères. C’est ainsi que Décennie Titling Italic est un caractère abouti dans la mesure où il a bénéficié des atouts des deux programmes. Et je l’utilise beaucoup aujourd’hui ; c’est un de mes caractères favoris.

La Nouvelle-Zélande est très loin de l’Europe. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les spécificités du marché australasien des polices de caractères ?

C’est un marché étrange car de nombreuses personnes préfèrent acheter des caractères étrangers. Je ne connais pas beaucoup de sociétés régionales qui ont décidé d’opter pour des caractères dessinés localement pour leur communication institutionnelle. Ce n’est pas comme en France où il existe une « conscience typographique nationale » suffisante pour que Peugeot finance le développement du caractère Lion. Ou bien comme en Allemagne où des sociétés comme Audi utilisent un caractère allemand (Rotis). Peut-être suis-je hypocrite puisque je conduis une Citroën et une Opel Vectra !

Toutefois, il existe des exemples de caractères développés spécifiquement. Jeremy Tankard a été employé par Telstra, l’équivalent australien de France Telecom, pour dessiner une famille de caractères ad hoc (Harmony). De même, Décennie a d’abord été une commande d’un journal australien. Mais ce sont les exceptions qui confirment la règle.

Plus les gens prendront conscience de l’importance de la typographie pour conférer une identité graphique à leur entreprise, plus les créateurs de caractères auront du travail. J’ai travaillé pour de nombreuses sociétés américaines ; je n’ai donc pas de problèmes de voir des designers étrangers travailler pour des clients ici.

Les plus courageux qui travaillent avec des fonderies locales comme Prototype Font Design ou Type [A] Digital Foundry sont souvent indépendants et petits. Et je les félicite car ce sont eux qui font évoluer les mentalités locales. Même aux Etats-Unis, beaucoup de mes clients sont des créateurs indépendants. Techniquement, ce que nous produisons est égal ou supérieur à ce qui peut être produit outre-océan.

Un autre particularité est notre faible population qui explique que nous n’ayons pas une grande association sur le modèle du Type Directors’ Club pour promouvoir la typographie locale. Il y a eu des efforts notables pour promouvoir la typographie aux antipodes, dont la séries de livres « QWERTY » de Stephen Banham et ma propre action auprès de la communauté de la création de caractères via mes contacts internationaux. Toutefois, ces tentatives sont encore sporadiques et pas toujours organisée.

Je remercie le revue Desktop de me laisser écrire régulièrement dans ses colonnes sur la typographie. Je pense que cela contribue à sensibiliser la scène locale et mon propre cas mis à part, j’essaye d’écrire régulièrement sur les créateurs locaux comme Lewis Tsalis, Monib Madhavi et Damien Mair.

Vous êtes le contact média de Typeright en dehors des Etats-Unis et membre du Conseil d’administration de cette organisation. Pouvez-vous nous expliquer le but de cette dernière et pourquoi vous êtes si impliqué dans cette cause ?

Nous nous sommes organisés pour que le dessin de caractère typographique soit considéré comme une propriété intellectuelle à part entière. Le projet est plus détaillé sur notre site mais c’était notre but essentiel lorsque nous (Brian Willson, Zuzana Licko, Clive Bruton, Chris MacGregor, Ralph Smith, Don Hosek, Don Synstelien, Si Daniel et moi - j’espère que je n’ai oublié personne) avons fondé Typeright. J’étais, tout comme mes collègues américains, ennuyé par cette anomalie légale qui fait que le dessin d’un caractère ne puisse relever de la loi sur les droits d’auteur, alors qu’il l’est dans tous les autres pays.
Ayant étudié le Droit et ayant brillament réussi mes cours traitant de la propriété intellectuelle, je pensais pouvoir être utile à la cause.

Il y avait assez de précédents aux Etats-Unis pour que les polices de caractères puissent être protégées : le parallèle le plus évident est à faire avec la musique. Un des arguments les plus répandus est qu’ « il n’est pas possible de protéger l’alphabet ! ». Mais personne ne demande cela. Nous cherchons juste à protéger des versions spécifiques et originales de l’alphabet. Si on suivait cet argument, on ne pourrait pas non plus protéger les chansons parce qu’elle utilisent toutes les mêmes notes. Pourtant la musique relève du droit d’auteur. Les compositeurs utilisent les mêmes notes, mais leur création est unique.

Cette situation était surtout valable avant le jugement du juge Whyte dans le cas Adobe et Emigre vs Southern Software et Paul King, qui a fait grandement avancer notre cause. Bien que le statut des polices de caractères aux Etats-Unis n’ait pas été substantiellement réécrit, le Juge Whyte est allé aussi loin, d’après moi, que le système judiciaire le permet pour protéger ces créations artistiques. Je pense que les juges à l’avenir qui ajouteront leur grain de sel à ce statut reliront la décision du Juge Whyte dans l’esprit de ce dernier et trancheront en faveur du détenteur des droits.

Il reste toutefois de nombreuses mécompréhensions à propos des caractères typographiques. De nombreuses personnes continuent de les pirater sans savoir qu’elles sont protégées, donc nous n’avons pas fini notre travail. Nous recevons également de nombreuses questions intéressantes de la part d’utilisateurs désireux de plus d’information sur le droit d’auteur. Tant que la confusion persistera, je pense que je resterai engagé avec Typeright.


Articles associés: Décennie, portrait de caractère & un article de présentation de Typeright (Août 2000).