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[Août 2000]
Le Monde
de Jean-François Porchez
présenté
par Jack Yan

Le Monde


Les Plaisirs du Monde

La création de caractères typographiques s’est démocratisée avec le développement de logiciels graphiques dédiés tel Fontographer. Ceci dit, cette démocratisation n’a pas pour autant rendu obsolète la nécessité de maîtriser les savoirs fondamentaux typographiques pour quiconque veut concevoir une famille de caractères de qualité : elle a juste simplifié la tâche du créateur. Il est désormais possible pour une entreprise de commander un caractère maison qui reflète sa personnalité et réponde à ses besoins, et aux impératifs de sa communication. Les sociétés se sont ainsi aperçues qu’un caractère typographique pouvait leur conférer une véritable identité visuelle. Ceci est d’autant plus important pour un journal dont le contenu, l’information, est amplement partagé par ses concurrents grâce aux soins de Reuters, AP et autres agences de presse.

Pour son cinquantième anniversaire, Le Monde décida de se doter d’un caractère propre suivant en cela l’exemple montré par des journaux tels The Economist, The Daily Telegraph, The Times ou encore Libération et Print.

Horizontal ou vertical

Le MondeTout commence lorsque Jean-François Porchez proposa au directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, de créer un nouveau caractère. L’objectif était de créer un caractère qui affirme l’horizontale, avec un axe incliné et qui soit plus lisible que son prédécesseur. Le point de départ de ce travail fut le Times Roman composé en 9/9 pt que Le Monde utilisait alors comme caractère de labeur.

En commençant à travailler sur sa proposition, Jean-François Porchez - déjà lauréat du Morisawa Award pour son caractère Angie - prit en considération la question de la langue. En effet, un texte composé avec le même caractère ne donne pas la même couleur lorsqu’il est en français, italien, anglais ou allemand. Les fréquences de voyelles diffèrent : plus nombreuses dans les langues latines, moins dans les langues anglo-saxonnes. Les jambages supérieurs sont de plus moins fréquents dans les langues latines.

Par ailleurs Porchez savait qu’il devait également tenir compte du débat historique relatif à l’axe oblique de certains caractères tels le Garamond ; ces caractères sont en effet réputés pour être plus adapté aux langues latines. Ce lien avec les caractères de la Renaissance dont le Garamond est l’archétype était important à établir pour satisfaire aux exigences d’horizontalité requise par le nouveau caractère. La notion d’horizontalité fait ici référence à l’importance des empattements. Ceux du Garamond sont ainsi très importants et contribuent à faciliter la lecture. En composition latine, l’oeil aura plus d’aisance à déchiffrer un texte composé dans un caractère dont les empattements le dirigent le long de la ligne de base. Les caractères verticaux, tel le Bodoni, sont trop statiques pour être parfaitement lisibles : leurs lettres ne sont pas assez liées pour permettre à l’oeil de se déplacer en douceur vers la droite. 

Garamond vs Bodoni
Le Garamond a donc un axe oblique. Par axe d’un caractère on se réfère à l’axe vertical des caractères ronds comme le ’o’. En calligraphie, les lettres sont dessinées de tel manière que cet axe soit incliné, ce qui, encore, facilite la transition avec la lettre suivante. Les lettres à axe vertical sont donc définitivement trop rigides et troublent l’harmonie du texte. 
De surcroît, Jean-François Porchez était convaincu que le nouveau caractère devait refléter sa culture ; devait prendre en compte la technologie d’impression et de composition du journal ; et enfin économiser 10% d’espace sans avoir à couper les articles, « aérant » la mise en page.

En étudiant le Times New Roman

Jean-François Porchez a étudié différents quotidiens, le Times, le Midi Libre et Le Monde de l’époque, et la manière dont ils utilisaient la typographie. Il s’est aperçu que le Times New Roman qu’utilisait Le Monde à l’époque, mais que le Times lui-même avait abandonné en 1971, n’était pas le caractère idéal. Les caractères utilisés aujourd’hui ont un oeil plus grand et des capitales plus petites que les jambages supérieurs des minuscules. Dans la mesure où peu de texte est composé en capitales dans un journal, il n’y avait aucune nécessité de les faire aussi monumentales que le comité réuni autour de Stanley Morison en 1931 avait fait avec le Times New Roman.

Le Monde
Le Monde vs Times New Roman: des capitales plus petites, des horizonales plus affirmées,
des contre-formes plus ouvertes, des empattements plus contrastés pour le romain.
Des formes plus découpées, une pente moins forte et des empattements simplifiés pour l’italique

Analysant le Times New Roman, Porchez en fit une critique lettre par lettre et arriva à la conclusion que le futur caractère Le Monde devait être un caractère ouvert. Cette caractéristique contribue de plus à la lisibilité du caractère : un dessin fermé possède des éléments verticaux qui tendent à rendre le texte statique. Les préoccupations de Porchez portaient également sur les conditions d’impression : les caractères fermés sont en effet plus sujets à la dégradation lorsqu’ils sont imprimés. « J’ai essayé de rendre chaque lettre aussi lisible que possible dans des petits corps en introduisant plus de blancs et en éclairant l’intérieur des caractères. »

Le caractère

Après avoir réalisé des exemples de textes en petits corps, il fut décidé que le journal serait composé en corps 7,8/9. Dans le même temps, Jean-François Porchez continua à travailler sur le dessin du caractère en utilisant son Apple Powerbook. La digitalisation et le dessin du Monde furent largement réalisé sur écran.

A partir de septembre 1994, il prépara six styles du caractère Le Monde: romain, italique, gras, gras italique, sans-serif et sans-serif gras. De plus, il proposa un caractère gras étroitisé pour les titres, caractère dont les empattements avaient été légèrement réduits tout en respectant les principes fondamentaux du dessin de base, et dont l’axe avait été redressé afin de contrebalancer l’inclinaison des caractères de labeur. S’inspirant du caractère de labeur, Le Monde Titling possède un dessin clair et harmonieux qui s’apparente à la famille des caractères dits de transition ou garaldes. Une police de symboles fut également produite spécialement pour le journal.

Les mois suivants virent l’annonce officielle par Jean-Marie Colombani de l’utilisation du caractère de Porchez par le journal après des essais préliminaires en octobre 1994.

Espace blanc

Le résultat du Monde tel qu’il fut lancé le 9 janvier 1995, ne fut quoiqu’il en soit, pas aussi typographiquement plaisant qu’escompté. En termes macrographiques, Le Monde ne fait pas appel à la photographie, ce qui l’oblige logiquement à compter sur sa typographie pour lui donner autorité et personnalité. Le caractère de labeur remplit parfaitement sa mission. La lisibilité du journal était nettement améliorée, le texte « coulant » d’avantage ce qui rend chaque ligne plus dynamique, comme le souhaitait Jean-François Porchez. 

Comme cet article l’a mentionné, Le Monde a des racines qui remontent à la tradition typographique de la Renaissance française. Du fait que chaque page du journal comprend une grande quantité de texte, en particulier dans les sections des nouvelles nationales et internationales, le dessin ouvert du Monde aérait la page sans altérer la consistance du texte. Sur des surfaces dures, le nouveau caractère apparaît plus net et plus solide et un interlettrage optimisé permettait de ranger plus de lettres dans le même espace.

Conclusions

Mais l’effet général a été parasité par l’usage maintenu du caractère Stone pour le titrage. Les graisses du Stone avait été commandé au dessinateur de caractères californien Sumner Stone avant le lifting du journal. Le Stone a un plus petit oeil, détruisant ainsi l’équilibre de la page. Il aurait été préférable d’utiliser le caractère de titrage de Porchez, mais à ce jour, Le Monde Titling n’a pas été accepté pour la composition du journal, ce qui nuit actuellement à l’intégrité de la page. 

Jean-François explique « qu’il faut se rappeler que la famille de caractères Le Monde a été créée à la même époque que la maquette, ce qui a eu pour conséquence que les différentes versions de la typo n’étaient pas prêtes à l’époque où le logiciel de mise en page a été mis au point. » Au moment de l’élaboration de la grille de mise en page, deux alternatives concernant les titres se sont opposées : la première défendait l’usage de différentes graisses pour des corps voisins ; la seconde, que je suis plutôt enclin à soutenir, préférait utiliser un même caractère composé en différentes hauteurs de texte, afin de donner plus de rythme aux pages.

Par ailleurs, l’usage du Frutiger pour les sous-titres ne s’harmonise ni avec les titres, ni avec le texte. Ceci est d’autant plus regrettable que Jean-François Porchez avait créé une linéale chaleureuse et lisible qui disposait depuis février 1995, d’une version italique. Cette italique est une « vraie » italique contrairement aux caractères penchés, parfois électroniquement, qui partagent leur structure avec leurs homologues romains.

Le MondeLe Monde Sans est utilisé pour les cours de la Bourse, mais pour une raison curieuse, le Frutiger 65 a été choisi pour le compléter. Ceci est également imputable au développement simultané du logiciel de mise en page et de la famille de caractères Le Monde. Cette dysharmonie est aujourd’hui corrigée. Jean-François Porchez a également développé d’autres familles de caractères dont Le Monde Livre pour des compositions dans des corps plus grands (12 pt et au-delà) et Le Monde Courrier « dessiné dans l’esprit du Souvenir » pour la correspondance commerciale du journal. Le Monde Livre a un oeil plus petit et des petites différentes différences mineures avec son modèle afin de tenir compte de sa plus grande taille. Une série de titrage a également été élaborée pour compléter une des familles de caractères les plus complètes jamais créées depuis le relifting du Times dans les années 1930.

Le principal objectif a été atteint : la maquette du Monde a grandement bénéficié de ce nouveau caractère, faisant de la lecture de ce journal une expérience agréable pour les prochaines années.


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