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[Septembre 2000]
La valeur des caractères
Erik Van Blokland
Typographe, Letterror

   

Quoique peut-être non visible à tout le monde, il existe en matière de création de caractères typographiques un nombre infini de de variations, d’innovations, d’améliorations et de possibilités d’exprimer sa sensibilité personnelle. Pour le commun des mortels, les différences entre caractères peuvent paraître difficiles à établir, mais cela ne signifie pas que ces différences n’existent pas ni qu’il faille rejeter le droit du dessinateur à revendiquer sa paternité sur ses créations. Les droits d’auteur appartiennent au créateur et ne sont pas tributaires de la valeur perçue par la société de l’ouvre créée. Ainsi une découverte scientifique, n’est pas particulièrement comprise par des personnes étrangères à la discipline concernée, pourtant elle n’en est pas moins utile pour autant. Cette incompréhension ne doit donc pas briser le lien entre l’ouvre et son créateur. Peu de gens peuvent expliquer les différences entre l’Helvetica et l’Univers, ceci n’atténue pas le fait que ces caractères sont le reflet de l’expression personnelle de leurs créateurs.

Dessiner un caractère relève d’un processus au cours duquel de nombreuses décisions arbitraires, des détails de construction, de contraste et de relations entre les différentes formes doivent être prises. Toutes ces décisions constituent un choix entre de nombreuses options. Ces décisions sont prises par le créateur pour de nombreuses raisons relevant de son expérience, ses préférences, ses objectifs, ses contraintes de temps, etc. Si le caractère avait été fait par une personne différente, il aurait été différent, même si les intentions de départ   étaient identiques. C’est cet ensemble de décisions spécifiques et de choix personnels  qui font qu’un caractère typographique est utile, adapté, bon ou mauvais, ce qui fait sa valeur. Cela rend le caractère ainsi créé la propriété intellectuelle de son créateur.

En détaillant ces décisions, lors de l’étude d’un caractère, il est possible de déterminer si le créateur a dessiné, par exemple, une linéale fondée sur un faible contraste pleins/déliés, ou s’il a essayé de copier l’Helvetica. Il est ainsi  possible de dire si un travail est original ou non, de séparer un caractère qui a sa propre valeur ajoutée d’un caractère qui emprunte sa valeur   ajoutée, de distinguer entre ceux qui essayent de proposer quelque chose de novateur et ceux qui en profitent.

Mais pirater un caractère (...) est contre-productif, stérile, et dommageable à l’industrie typographique en son ensemble

Dessiner un bon caractère requiert beaucoup de travail. Voler un caractère semble plus facile. Mais pirater un caractère et se l’approprier comme étant le sien est contre-productif, stérile, et dommageable à l’industrie typographique en son ensemble. Cette attitude n’est pas constructive. Habituellement, les profiteurs sont incapables de développer leurs propres idées. D’ailleurs s’ils avaient la plus petite étincelle de génie, ils s’attacheraient au défi de créer leur propre caractère. Au lieu de cela, leur esprit typographique sous-développé est occupé à fabriquer des versions TrueType de caractères existants, encore que d’une façon ou d’une autre ils avaient perçu que leur travail était plus orienté sur la quantité que la qualité. Fondamentalement, bien sûr, s’ils savaient comment faire un caractère de bonne facture, ils ne s’intéresseraient pas à la quantité. Peut-être faut-il voir là un refus de leur manque de talent ?

Il y a un besoin croissant pour de nouvelles formes, de nouvelles idées, de nouveaux points de vue en matière de graphisme. Le dessin de nouveaux caractères joue un rôle important dans le développement de l’art graphique et typographique, et dans une moindre mesure de la culture en général. Redessiner des caractères existants, voler des dessins, pirater, quelque soit la manière dont on désigne la démarche, constitue une forme de piratage qui consiste à faire des profits avec la propriété intellectuelle d’autrui (une pratique qui se trouve être parfaitement illégale dans les pays développés, mis à part aux Etats-Unis). Profiter de l’expérience de quelqu’un  d’autre relève du parasitisme intellectuel. Dans un sens, la législation actuelle ne protège que les profiteurs. Pour les autres, qu’ils soient dessinateurs,   typographes, en fait toute personne utilisant des caractères en payant ses licences, la loi américaine sur les droits d’auteur ne fait qu’illustrer le manque de connaissance de la discipline. L’industrie typographique n’est pas aussi importante et aussi internationalement développée que ne l’est l’industrie du disque et ne peut financer les budgets importants que cette dernière alloue au lobbying pour défendre des droits fondamentalement similaires. Pourtant, aussi petite soit-elle, l’industrie typographique fournit des éléments qui sont utilisés dans la plupart des activités économiques.

Partant du principe que l’industrie typographique est aujourd’hui constituée de centaines de PME, bien souvent d’une ou deux personnes équipées d’un ordinateur et d’une idée, il est regrettable qu’aux Etats-Unis, pays en pointe en matière de défense de propriété intellectuelle et qui considère ce concept comme moteur dans la croissance et le développement des entreprises, les droits des créateurs de caractères soient traités de telle manière. Les copieurs de polices de caractères pillent de nombreuses PME et graphistes indépendants. Et il ne s’agit pas d’une histoire à la Robin des bois : il n’y a aucune justice à offrir des fontes bon marché sur des CD douteux. Si une comparaison doit être faite, les pirates typographiques doivent être comparés aux voleurs ordinaires qui sévissent sur les autoroutes. Peut-être que la concurrence les obligera à se diversifier.

Les pirates (...) constituent un frein à la création typographique

Les pirates qui continuent à faire la publicité de leur contrebande, tel M. King (SSI), constituent un frein à la création typographique en refusant aux créateurs de nouveaux caractères dont le travail est piraté, d’être rémunéré pour ce travail. Ils spolient les graphistes, les typographes, toutes les personnes qui utilisent des polices de caractères, des nouveautés dont ils ont besoin. Les pirates ne s’intéressent pas aux caractères typographiques, ils s’intéressent à l’usage que les gens ont des caractères. Il faut donc s’opposer à eux à chaque occasion en étant conscient de leur manière de faire. Il ne faut ainsi jamais faire confiance aux offres trop attractives : cent polices de caractères pour seulement 20$ est une aberration, un peu comme proposer une nouvel autoradio ou un VTT pour 5$.


© 1997 Erik van Blokland - Créations distribuées par Letterror
Article original publié en 1997 pour FontZone puis dans la PTF Gazette de Jean-François Porchez 
Traduit en 2000 de l’anglais par Jean-Christophe Loubet del Bayle