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Luc Devroye

 

[Juillet 2003]
Le mathématicien typographe
Interview de Luc Devroye
Auteur de la page de liens L.Devroye

   

Qui est Luc Devroye en quelques mots ?

Tu peux consulter ma page web pour les details biographiques. Comme tu peux le remarquer, je suis prof d’informatique et de mathématiques a l’université McGill à Montreal depuis 1977. J’ai quitté la Belgique en 1972 pour étudier à l’université d’Osaka (Japon) et l’université du Texas à Austin, ou j’ai recu un doctorat en 1976. Mais la principale raison était d’eviter - legalement, bien sur - le service militaire en Belgique. Ne supportant aucune autorité, je devrais normalement être sans emploi. Heureusement, à l’université, j’ai trouvé un style de vie qui me convient - liberté de pensées, pas de 9 à 5, et beaucoup de temps pour apprendre et pour faire des recherches.

Et comme Montreal est fantastique - c’est la seule ville européenne en Amérique du Nord -, ma femme et moi avont decidé de rester ici. On garde le contact avec nos familles en Belgique, et je suis resté très «belge». Pour mes visiteurs, j’ai toujours une provision des meilleures Trappistes dans ma cave.

Pourquoi cette passion pour la typographie ?

Oui, tu as raison, je suis un fou de typographie. Un de mes rêves était de déveloper un système pour écrire des livres de mathématiques dans le style des grands matheux, lorsqu’ils expliquent leurs idées sur un tableau. Dans mon domaine, la grande catastrophe a été l’arrivée des logiciels comme Word, Powerpoint, etc.

La typographie est affreuse et n’a rien à voir avec les idées qui tournent dans les grosses têtes distraites des mathematiciens. Knuth a voulu corriger ça dans les annees 80, en developpant TeX, un système presque parfait pour des livres classiques. Néanmoins, ce qu’il nous faut, c’est un logiciel qui nous permette de mettre des idées sur papier d’une façon fluide et transparente. Je donne des exemples que je viens de faire sur mon tableau dans mon bureau, en utilisant des choses que j’ai enseigné ce matin.


Tu verras que le texte embrasse les figures avec ses flêches. Ce style d’exposé est ce qu’il faut pour des cours de math, et aucun logiciel nous permet presentement de le créer. Je m’interesse donc à tout ce qui peut m’aider dans ce projet. Entretemps, j’ai beaucoup appris dans le domaine de la typographie.

Des le début, vers 1993, j’ai fait des recherches en typographie. Par exemple, j’ai developpé une famille de polices pour l’écriture connexe avec 1600 glyphes (lettres, pairs, triples) - donc, dans un texte, tout devient ligature. Un exemple (imparfait) est ici:
Comme on lit des mots globalement, je crois que l’utilisation de ligatures aidera avec la vitesse de lecture. Ce projet m’a forcé à étudier les formats des polices, car je devais creer des polices moi même, et je ne voulais pas employer des logiciels comme Fontographer et Fontlab, parce que je voulais contrôler le processus de création, et l’automatiser.
Je m’arrête là, car mes reponses deviennent trop longues. Enfin, tu vois comment je suis devenu un passionné de typographie.

Ta page de liens est la plus complète qui existe sur le sujet. Comment t’en es venue l’idée et maintenant comment s’enrichit-elle ?

Au début, mes pages étaient faites pour moi-même: je voulais organiser mes idées et mes données. J’ai découvert très vite que ca ne vallait pas grand chose d’avoir des liens passifs - il fallait expliquer, trouver le bon contexte. C’est le principe de la valeur ajoutée. Donc cela m’a forcé à apprendre l’histoire de la typographie et d’identifier les grands mouvements. Je me trouvais fasciné par la beauté des formes, ému par la  perfection des Bodoni et des Didot, déçu par la commercialisation, et en même temps interessé à l’interaction entre l’art et l’ordinateur. Du coup, c’est devenu un vaste projet, que je continuerai probablement pour le reste de ma vie.
 
L’idéal serait de ne pas avoir que des liens, d’avoir toute l’information réunie, pas besoin d’aller plus loin. Il est impossible de battre Google sur son terrain, mais Google ne pourra jamais donner une opinion ou décrire une évolution historique.

Donc, je ne suis pas trop embeté par le fait que beaucoup de liens sur mon site soient morts, car les descriptions et les informations survivent. C’est dommage que tant de gens changent d’URL comme ils changent de mouchoir.


J’obtiens l’information de partout: 

  • D’abord, et surtout, Google. Google nous donne des liens populaires, mais je cherche l’inverse, car je les connais, les sites populaires. Pour les vraies découvertes,  et les surprises,  j’utilise de préférence des moteurs de recherche imparfaits. Si tu veux, l’anti-Google.

  • J’ai tous les principaux livres de typographie. Et la "Rare Books Collection" de McGill, a deux pas de mon bureau, est la plus grande et la plus importante du Canada - un vrai tresor. Ils ont plus de 13.000 livres de typographie et d’histoire de l’imprimerie!

  • Je consulte les liens ici quotidiennement. Des sites comme Typographica, Typophile News et MyFonts me sont très utiles pour les dernières nouvelles.

Les gens me demandent comment je peux gérer à peu près 170 pages à la fois. Le secret est que j’ai juste un fichier monstre dans lequel j’ai toute l’information. J’ai écrit un logiciel pour (re)génerer mes pages à partir de ce fichier en quelques minutes.

Tu écris également des articles sur la typographie ? C’est juste pour le fun ?

Oui, de temps en temps, j’écris des articles. Ma première production était Random fonts for the simulation of handwriting (1995). Depuis cette époque, trois étudiants ont déjà fini une thèse avec moi.

Voir, par exemple, le MetamorFont, une police aléatoire de Bernard Desruisseaux, dans laquelle chaque lettre a été programmée avec beaucoup de soin, à une vitesse d’à peu près trois caractères par semaine. Et oui, c’est juste pour « le fun ».

Qu’est-ce que l’ATypI et qu’y fais-tu ?

L’ ATypI? Mais c’est l’ Association Typographique Internationale, créée en 1957 par un fameux francais, Charles Peignot! Chaque année, l’association organise un congrès, une vraie fête typographique. Je ne suis pas membre de l’ATypI, mais par contre, j’essaie de participer à chaque congrès, bien que ce ne soit pas toujours possible avec mes cours à McGill. J’y participe comme un étudiant: tu me trouveras au premier rang, en train d’écrire et d’apprendre, hypnotisé.

Pendant les déjeuners et les réceptions, je rencontre des gens très interéssants. Et les soirs du congrès sont bien arrosés. Par exemple, je n’oublierai jamais le dîner à Barcelone à côte de Jose Mendoza y Almeida, à qui j’ai expliqué sur une serviette comment dessiner une courbe de Bezier sans ordinateur - une construction due à de Casteljau.

Et j’oublierai la conversation un autre soir à Rome avec un typographe qui prétendait que Christophe Plantin était hollandais. Mais ça, c’est l’ATypI, souvent surprenant, et toujours intéressant.