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[Avril 2001]
Une souris chez les typos
par Daniel Dufour, imprimeur

   

Fils, petit-fils, arrière-petit-fils de typographes, qu’aurait-il fallu que je fasse, moi enfant de la balle*, devant une casse : cette drôle de boîte plate compartimentée en petites cases servant à recevoir des centaines de lettres en plomb savamment rangées dans un ordre que seuls les typos connaissent. un secret quoi ! J’appris donc le métier, encadré par un vieux typo ; cigarette roulée et collée au bec, donnant quelquefois des coups de pied au cul quand le poêle à charbon n’était pas bourré le soir. (des fois y avait pas que le poêle). Un bourreur de lignes en quelque sorte.

J’avais la main gauche fébrilement contractée sur le composteur en métal, essayant maladroitement d’aligner des morceaux de plomb qui rassemblés entre eux devaient former une ligne, puis deux, puis trois. Ces mêmes lignes, qui une fois liées entre-elles étaient déposées délicatement dans une galée ou un violon. Elles seraient plus tard serrées dans un châssis les unes contre les autres et viendraient épouser le papier et lui laisser leur empreinte à jamais, pour que vous puissiez : LIRE. ah ! le beau et drôle de métier. Il fallait avoir un certain cran pour lever la lettre.

Je me souviens des paquets entiers de lettres qui tombent, des casses lourdes, des mauvais caractères qui s’entêtent à ne pas vouloir rester debout, des plus joyeux qui me faisaient rêver et qui s’appelaient : Vendôme, Chambord, Deauville, Bodoni, Garamond, qui me faisaient frémir parfois quand ils se transformaient en « horrible pâté, terreur des ateliers de composition ».


Et cette odeur de plomb, d’essence et d’encre mélangés...

Et cette odeur de plomb, d’essence et d’encre mélangés, et ces vignettes qu’il fallait composer et assembler pour former un dessin qu’on appelle aujourd’hui « logo ». Que de temps passé amoureusement par mon père pour former soit une danseuse, un moulin. Souvenirs de clichés en cuivre ou en bois, finement ciselés que j’ai conservé et que je frotte maintenant essayant de leur donner un éclat perdu. Goût amer de mains sales, d’empreintes digitales usées et encrées.

Puis un jour comme ça, sans crier gare, une souris vint se balader dans les ateliers de typographie, on riait bien nous, les leveurs de lettres. Certains ateliers l’adoptèrent, mais comment une souris qui se prélasse devant un écran pouvait-elle grignoter du plomb ? Ah ! cette bonne blague. Mais il paraît qu’elle était sympa cette souris et qu’elle rendait bien des services. Bizarre, bizarre.

Ca se reproduit vite ces petites bêtes, même chez nous, puis c’est pas bien méchant, on s’y attache même sans pinces. Depuis on est devenus inséparables, elle m’a fait ranger tous mes beaux caractères, mes casses, mes clichés, allez ! hop, au trou, au violon.  Adieu pâtés, bonjour clavier, écran, pouce, Mac, PC, logiciels X-Press, Adobe.
Un peu perdue ma fierté de typo puisque tout le monde croit qu’il l’est, mais en cachette je lui fais des infidélités et quelquefois quand la nostalgie me prend, j’ai encore la chance de retrouver mes chères vieilles lettres recouvertes de poussière, laissées là dans leur violon, je lustre mes clichés en cuivre que j’expose crânement dans une casse et qui aiguise la curiosité. Je pense que sans ces belles lettres en plomb reléguées maintenant au musée, Bill Gates ou Steve Jobs ne seraient peut-être pas devenus ce qu’ils sont. Ont-ils entendus parler des prestigieux Vox, Thibaudeaux, Garamond, Jacno, Peignot, Frutiger...

Certes la composition, la mise en page, sont plus faciles et plus rapides, notre métier est devenu ludique aux yeux du grand public, mais il faut lire les ouvrages de M. Yves Perrousseaux pour savoir que même devant un écran, un clavier et une souris en main, l’art et les règles typographiques existent, c’est vrai que l’on s’éclate, mais je suis persuadé que tous les clavistes ou graphistes actuels devraient « tâter un peu le plomb » avant de s’aventurer sur le clavier. Que d’incohérences et d’aberrations typographiques ai-je déjà vu. Je me suis rendu compte également que venant du « monde des typos » je me suis mis relativement rapidement à cette nouvelle technique, Il y a 10 ans maintenant. Mais dans 10 ans que nous réserve encore cette petite souris. Je n’ai pas écrit ce petit texte pour revenir en arrière mais simplement pour faire la connaissance de typos comme moi qui ont été obligés de suivre l’évolution de la typographie, d’entrer en contact avec mes « frères** »  afin de savoir comment cela s’est passé pour eux.

Echanger nos impressions...

Combien sommes-nous de recyclés ? Comment ont-ils maîtriser ce nouvel outil de travail et vécu cette transformation du métier ? ça serait sympa de correspondre ou d’échanger nos « impressions ».

Au fait, j’ai 43 ans, je m’appelle Daniel Dufour et suis imprimeur à Auxi-le-Château dans le Pas-de-Calais et ne pensez pas que je sois rédrograde, puisque j’ai ma petite souris pour vous envoyer ce message.


* Ouvrier compositeur dont le père était lui-même typographe, et qui, depuis son enfance, a eté élevé dans l’imprimerie. L’origine de cette expression, qui est passée dans la langue vulgaire est assez peu connue. Elle vient de ce que, avant l’invention des rouleaux, on se servait, pour encrer de tampons ou de balles.
** Typographe qui fait partie de la Société Typographique. Un vrai frère est aussi celui qui ne refuse jamais de prendre une tasse (un verre) et qui ne laisse jamais un autre vrai frère dans l’embarras.