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Michel Bujardet

 

[Janvier 2002]
“A moins que je ne décide que les lettres sont une œuvre d’art, et à ce titre n’ont pas d’autre objet que d’être accrochées au mur, je dois les dessiner pour l’utilisateur final : le lecteur.”
Michel Bujardet


Match Fonts

Pouvez-vous nous en dire un petit peu plus sur vous, vos études et votre parcours professionnel ?

Je suis né il y a cinquante ans à Bordeaux. J’ai d’abord étudié l’électronique, la téléphonie pour être précis, avant de réaliser que j’étais plus intéressé par le design et la photographie. Mon grand-père était photographe et aussi un graveur. Je suppose qu’il faut voir dans ma vocation un peu de son influence. Je suis donc devenu photographe pour gagner ma vie et dessinateur pour mon propre plaisir.

Comme j’avais eu l’occasion de me former à l’informatique, j’ai eu l’opportunité exceptionnelle de découvrir l’Apple II avant la plupart des gens, à une époque où Sony lançait la Mavica (qui se rappelle du premier appareil photo numérique ?). J’ai également appris la programmation, afin d’être capable de créer des fontes sur mon Imagewriter. Cela a marqué le début de ma carrière de dessinateur de caractères, dès 1983. Peu après, j’ai créé en France un produit baptisé Le Typographe qui permettait aux utilisateurs de PC de faire la même chose avec la Fx-80.

J’ai commencé à travailler sur des fontes bitmap à cette époque. Les premières réalisation de Match Software en 1987 étaient des fontes Bitmap pour HP et pour notre propre système propriétaire. Puis vint Fontographer, et je n’ai pas arrêté depuis, malgré les limitations bien réelles de ce logiciel.

Que recherchez-vous quand vous créez un nouveau caractère ? D’où vient l’inspiration ?

Cela dépend des fontes et du moment. J’ai dessiné une version réactualisée de Bujardet Frères, par exemple, en 1992, après avoir découvert dans des documents laissés par mes grands oncles une belle affiche au lettrage intéressant. J’ai beaucoup travaillé sur les réalisations du Bauhaus et je suis également sensible à l’influence d’autres designers comme l’architecte Le Corbusier. Enlève ceci et regarde ce qui se passe. Enlève encore ceci et regarde le résultat. Jusqu’à un certain point, réduire la lettre à l’essentiel. Très zen.

D’un autre côté, j’aime le kitsch ; travailler en particulier sur des fontes de symboles. J’ai ainsi eu l’idée de l’une d’entre elles, DinosoType, par un de mes neveux qui était fasciné par ces créatures. J’ai réalisé cette typo en quelques semaines et n’aurais jamais imaginé qu’elle serait téléchargée des centaines de millier de fois en deux mois. Halloween Match ou SilBooettes sont de la même veine. Je les ai réalisé très rapidement, pour mon plaisir personnel, sans me préoccuper de leur utilité.

Le fait d’être un calligraphe m’aide aussi même si j’ai tendance à toujours reproduire le même style de lettres. Ce qui m’a grandement aidé, c’est le fait d’offrir un service de réalisation de polices numériques d’écriture manuscrite. Cela m’a permis de travailler sur des centaines d’écritures manuscrites différentes et leurs particularités ont enrichi ma propre expérience des lettres. On ne voit pas tout de suite, mais il existe de grandes différences entre les écritures manuscrites d’un Américain et d’un Anglais. Pour ne pas parler d’un Allemand ou d’un Français.

J’ai fait quelques typos de type monospace ou bien encore des linéales, mais relativement peu de caractères romains classiques. J’essaye maintenant de travailler sur des caractères à empattements. Même si le résultat de mon travail est digitalisé, toute création commence par un travail au stylo, au pinceau, a marqueur ou au crayon de calligraphe.

Quelle est votre création préférée ?

Ma police préférée est toujours celle sur laquelle je travaille. Je travaille actuellement sur une police baptisée GrandBes qui devrait être mis en ligne sous peu, si tout va bien. Elle est très lisible, a un beau gris typographique avec une touche d’inspiration calligraphique, quelque chose d’Art Nouveau avec ses lettres florales (M, W A). Je nourris de grands espoirs pour elle.

Parmi mes autres créations, je suis très fana de Boum-Boum, parce que je l’ai créé en 1994, et malgré une avalanche de nouvelles créations, de tout style et couleur, cette police a conservé son originalité. Vous pouvez remarquer par la présence de nombreuses typo sans-serif que j’apprécie l’école fonctionnelle en matière de design. Boum-Boum peut-être considérée comme fonctionnelle, mais l’ajout de simples gros points et les italiques inclinées, en font un caractère toujours très moderne aujourd’hui.

Je suis convaincu qu’aussi étrange qu’une fonte puisse être, elle doit rester lisible pour répondre à sa fonction principale. A la différence d’autres créations graphiques qui peuvent être complètement absurdes et n’avoir aucune utilité, les lettres ont une fonction inhérente. Si je dessine un ’b’ qui ressemble à un ’d’, je pose un acte esthétique, mais je complique singulièrement la tâche du lecteur. A moins que je ne décide que les lettres sont une ouvre d’art, et à ce titre n’ont pas d’autre objet que d’être accrochées au mur, je dois les dessiner pour l’utilisateur final : le lecteur.

Vous proposez des polices pour les langues non-latines. Avez-vous trouvé un marché dans les pays où ces alphabets sont utilisés ?

Non, je ne cherche pas à toucher ces marchés locaux. Très clairement, les polices de caractères, et les sites web, sont des produits culturels et à ce titre directement connectés à un marché culture spécifique. En tant que Franco-Américain, je vise naturellement des clients anglophones et francophones. Les typo non-latines ont été créées pour mes clients habituels qui voulaient pouvoir les utiliser sur leurs systèmes français et américain.

L’exemple du cyrillique est significatif : la demande a littéralement explosé avec la chute du mur de Berlin. Les gens venait de tous côtés demandant des typo russes mais ne voulaient pas apprendre à utiliser un clavier russe ou ukrainien. Ils voulaient utiliser leur clavier QWERTY pour composer du cyrillique. La plupart des typo non-latines que j’ai réalisées ont été conçu avec cette idée en tête. Je pense que les concepteurs de système d’exploitation (ie Microsoft & Apple) ont fait une grosse erreur en fournissant un support multilingue fondé sur un clavier local. Au-delà des difficultés bien réelles rencontrées par les clients en installant leur système, ils ont à suivre une longue courbe d’apprentissage pour être capable d’utiliser leur clavier. C’est ridicule.

Quelle est l’activité de Match Software ? Une fonderie qui édite les créations d’autres typographes ou une société qui ne vend directement vos créations en ligne ?

A l’origine, lorsque j’ai créé Match Software avec un associé, je pensais éditer d’autres designers. Puis cet associé est décédé. J’ai rencontré d’autres typographes et j’ai compris que je n’étais pas un commercial. Et encore moins un gestionnaire. Je suis surtout un designer. Laissons à d’autres gens le soin de vendre. En tant qu’artisan, je vend directement de mon atelier. Mon dernier site, fontmenu.com, est même plus orienté vers l’établissement d’une relation directe entre les utilisateurs et le designer.

Cela ne signifie pas que je ne renvoie pas certains clients vers d’autres éditeurs amis. Récemment, je suis devenu un affilié d’ITCFonts.com, et j’apprécie l’opportunité de renvoyer mes clients vers eux quand je n’ai pas en stock la typo dont ils ont besoin.

Votre nom est également connu parce que vous proposez certaines de vos polices en shareware. Est-ce une stratégie commerciale ?

Oui, il s’agit bien d’une stratégie commerciale. Je ne suis pas un de ces veinards amis de ces légendaires capitalistes qui ont créé Apple, Microsoft et Borland. Où pouvais-je trouver les millions de dollars nécessaires pour faire distribuer mes produits sur les étagères des distributeurs. J’ai commencé à faire du shareware alors que l’Internet n’était pas encore connu. Mes premiers produits étaient distribués sur Compuserve et CalvaCom en France en shareware. Et n’oublions pas non plus le réseaux des BBS.

Le shareware est une méthode efficace pour introduire un produit sur un marché quand on n’a pas de moyens financiers pour en faire la promotion. En effet, distribuer des échantillons au bon client est une technique de vente utilisée par de nombreuses sociétés. Finalement, quelle est la différence entre une fonte shareware et un échantillon de shampoing distribué dans une salle de gym ? Les deux sont des échantillons à tester. Les deux m’aideront à décider si j’aime assez le produit pour l’acheter. La différence est que cela coûte une fortune au fabricant de shampoing parce qu’il utilise du plastique et des produits chimiques.

Une fonte en shareware est faite de beaucoup de temps pour devenir un fichier électronique dématérialisé. Bien sûr, je n’ai aucune idée où elle va atterrir. Mais c’est comme les drapeaux de prières boudhistes : quand ils sont déchirés, le vent amène les paroles de Boudha là où elles doivent aller. Le shareware est un acte de foi : je crois que de temps en temps, une fonte sera assez belle et originale pour que le client glisse quelques dollars sur mon site. Ceci, plus le bouche-à-bouche, m’aide à payer le loyer de mon atelier. En tant que membre de l’Association of Shareware Professionals, je sais que cet acte de foi a fonctionné pour d’autres sociétés ou individus. Et que cela fonctionne encore.

Quels sont vos principaux clients ? Est-ce un métier rentable ?

J’ai deux types de clients : les individuels, la plupart étant venu initialement pour télécharger des sharewares et ayant décidé d’acheter par impulsion. C’est un peu comme l’atelier d’un peintre : des visites informelles suscitent l’achat. Les sociétés, parfois très importantes (Ikea par exemple) viennent elles me voir avec des besoins spécifiques que les plus grandes fonderies ne peuvent ou ne veulent satisfaire. Je travaille alors comme un tailleur taille un costume sur-mesure. Les prix ne sont pas les mêmes, de même que les difficultés.

Un des travaux les plus intéressants que j’ai jamais fait consistait à faire en sorte qu’un logiciel initialement créé sur Mac ait un rendu texte identique sur PC à ce que l’on voyait sur le Mac. Entre les différentes formes de pixel, les différentes résolutions, les problèmes d’approche, ce fut une expérience très enrichissante.

Concernant la question de la rentabilité, je ne peux répondre que par la phrase de Confucius : « L’homme qui considère qu’il a assez est le plus riche du monde ». Si j’ai assez d’argent pour payer mon loyer, ma nourriture, un nouvel ordinateur aujourd’hui, je suis satisfait. Je ne conseillerai pas à un jeune aux dents longues et amateur de Ferrari de choisir ce métier : le design graphique est plus rémunérateur dans la publicité ou l’emballage. Mais là encore, voulais-je vraiment dessiner des emballages de shampoing ou des affiches pour du savon.


Article associé: Boum Boum , portrait de caractère (Janvier 2002).